From Abigail Lang's preface (9-11):
C’est ainsi qu’à la toute fin des années soixante, Antin découvre par accident ce qui va devenir sa forme ou sa non-forme ou son anti-forme. Comme il le dit : « i’ve always been a formalist – sort of » : « j’ai toujours été un formaliste, en quelque sorte », sous-entendu, d’un genre un peu particulier. Un formaliste informel. Ni vers ni prose, entre oral et écrit, entre critique et fiction, entre récit et maïeutique, le talk malicieusement et efficacement impur d’Antin brouille les lignes de partage entre les formes, les genres et les discours établis auxquels il tente d’échapper, mais dans une claire conscience de leur histoire. Car il ne s’agit pas de faire table rase du passé (Antin ne croit pas au geste de l’avant-garde) mais de récupérer dans notre héritage les pièces détachées qui fonctionnent encore pour bricoler la forme la plus efficace, la plus propre à accueillir la pensée, ou plutôt la produire.
Car il s’agit dans cette forme pour la poésie de penser : « pas une poésie de la pensée mais une poésie qui pense » (ce qu’être d’avant-garde veut dire, p. 159). Et pour Antin, « parler est ce qui s’approche le plus de penser ». La fameuse boutade (1) dans laquelle il réfuse d’être un poète sur le modèle de Robert Frost et de Robert Lowell mais revendique l’exemple de Socrate est à prendre au sérieux. Antin se situe volontairement en amont de la scission entre mythos et logos opérée par Platon qui bannit le poète de la cité. Après Socrate, la pensée philosophique se prend progressivement au piège de la métaphysique et la poésie s’enferme dans le lyrique.
C’est aussi Socrate, plus qu’Homère, qui éclaire l’oralité d’Antin. Cette oralité n’a rien à voir avec la tradition bardique ou pulmonaire de Whitman, de Ginsberg, ou d’Olson. Comme le note Jacques Roubaud, ce qui intéresse Antin, c’est « l’oralité intrinsèque et infranchissable du “parlant”, […] le rythme qui naît du décalage entre l’intention de la phrase et son déroulement sans repentirs possibles » (2). J’y reviendrai. Cette parole est enregistrée, transcrite, retravaillée et éventuellement publiée. Sur les plus de deux cents talks qu’il a donnés, une quarantaine à peine ont été publiés sous forme de volume : talking (1972), talking at the boundaries (1976), tuning (1984), what it means to be avant-garde (1993), i never knew what time it was(2005), et john cage uncaged is still cagey (2005).
La mise en page qu’il a élaborée ne relève pas du vers mais affiche aussi son refus d’être prose. La prose c’est un peu comme de la poésie concrète justifiée à gauche et à droite, dit Antin dans l’avant-propos detalking at the boundaries. Le texte n’est pas justifié, il n’y a pas de majuscules, presque pas de ponctuation, celle-ci étant remplacée par des blancs, qui font office de respiration. L’idée de supprimer toute ponctuation lui serait venue en découvrant les manuscrits anglo-saxons de Beowulf qu’il a trouvés infiniment plus lisibles que les éditions savantes modernisées du XIXe siècle. Quant à l’absence de justification et aux marges irrégulières, elles sont là pour défier les conventions de l’imprimerie et pour signifier qu’il ne s’agit pas de prose : « une poésie qui n’était ni vers ni prose devait manifester sa différence » (A Conversation, p. 63)
Même si la composition a lieu au moment de la performance, la transcription ne constitue pas un pis-aller, et le livre est bien la forme définitive que prend son travail. La transcription de l’improvisation reste fidèle au cheminement d’une pensée au travail et restitue ses errements, ses digressions, les défaillances de la mémoire, ses embranchements, l’irruption d’images par association. C’est une pensée qui avance par le récit. Et elle ne dédaigne pas la fiction, car comme se plaît à le rappeler Antin : « mes histoires ne sont pas toujours vraies ou pas complètement vraies » (ce qu’être d’avant-garde veut dire, p. 162). Il s’agit de penser par l’exemple (« thinking by way of examples ») et par l’anecdote plutôt que par le concept. Et toujours en non-spécialiste (Antin a un mépris souverain pour le jargon) ou en faux naïf.
(...)
2. Vingt poètes américains, Michel Deguy et Jacques Roubaud dir., édition bilingue, Paris, Gallimard (Du monde entier), 1980, p. 30.
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